La musique, pour contrer l’urgence #2

Ma santé se dégrade semaine en semaine et cette perspective me terrifie et m’épuise. Mais il y a quelque chose qui ne nécessite pas une position particulière de mon corps, qui n’exige pas que je m’abîme les yeux ou que je me concentre de bout en bout. La musique a toujours été là, en fait, à demander l’expression la plus réduite de ce que je je peux être. Et je me donne à elle quand j’ai envie de pleurer ou que mon corps endolori s’ouvre sur le vide.

Il se trouve que malgré les soucis de santé j’ai pu écouter pas mal de choses très différentes cette semaine, et il a fallu que je fasse un tri pour sélectionner ce que j’ai préféré, ce qui n’a pas été simple, loin de là. J’avais déjà dans l’idée lors du premier article de vous faire écouter des choses un peu moins conventionnelles, mais je me suis retenue, afin qu’on rentre en douceur dans ces choses-là (je ne désespère pas d’en intégrer plus tard dans les playlists !). Après un passage sur Instagram et un sondage, il apparaît que vous préféreriez qu’on reste dans des musiques plus « accessibles » (et je ne dis pas ça avec la moindre hauteur, on est aussi ici pour tenter de contrer ces bêtises de légitimité et de condescendance vis-à-vis de la musique !). Ne vous inquiétez pas, accessible ne veut pas dire simpliste pour autant, car comme on va le voir, je vous ai concocté un très beau programme. Sans déconner.

Si le premier article était mis sous le signe de femmes (une playlist 100% non mixité) très talentueuses et jeunes (beaucoup avaient entre 17 et 20 ans), cette semaine il y aura des hommes (et oui !). En l’occurrence, il s’agit d’un artiste afro-américain, et d’un producteur et DJ Ghanéen. Et ils valent sacrément le détour (vous aimez cette thématique « on écoute jamais d’hommes blancs ? » moi beaucoup. Et que personne ne vienne me dire qu’ils ne voient pas les couleurs en ce qui concerne la musique svp). Aujourd’hui, nous allons écouter de la folk indé, de l’afro-pop, de la chillwave mélangée à du r&b, de la funk et de la pop expérimentale. Oui.
J’ai vraiment hâte de vous faire écouter tout ça, et j’ai fait le pari d’un éclectisme (relatif, évidemment) cette semaine, histoire qu’en brassant large, vous trouviez votre compte.

On est partis !

Phoebe Bridgers
Stranger in the Alps (2017)

Genres: singer-songwriter, folk, indie
Mood: doux-amer, nostalgique, amoureux

There’s helicopters over my head
Every night when I go to bed
Spending money and I earned it
When I’m lonely, that’s when I’ll burn it

Je ne viens pas de tout juste connaître Phoebe Bridgers: je suis même plutôt familière à son travail, depuis quelques années. Étant très fan de Julien Baker, je me suis évidemment penchée sur leurs collaborations (et leur supergroup boygenius, qui a été une petite bénédiction en son genre). Qui plus est, je suis *très* cliente de la folk indé à la Life is Strange, c’est un peu mon péché mignon, et même si j’écoute des choses très différentes, l’indie c’est comme être la maison pour moi.

Alors je me suis retrouvée vraiment bête quand, lors de mes premières écoutes, je n’ai pas apprécié Stranger in the Alps. Non pas que j’ai détesté. Je n’avais juste pas eu le *coup de foudre*, vous voyez ?
Et ce n’était pas de la faute de Bridgers. Je ne trouvais pas de défauts terribles à son album ! Je suis de celle qui pense que les gens qui disent « c trop simple » des albums indie / singer-songwriters ne saisissent juste pas le process d’écriture et de compo spécifiques à ces derniers. Et qu’il est très dur de transmettre BEAUCOUP en disant parfois si peu.
Bref. Je savais que ça m’avait déjà fait ça pour beaucoup d’artistes et je ne désespérais pas.
Et puis cette semaine j’ai eu le coup de foudre. J’ai écouté un live de Scott Street et j’ai frémi très fort. J’ai ensuite écouté la version studio et ai apprécié le morceau de bout en bout avec ses petits samples (et cette outro de manière générale) – ça a signé que j’étais prête pour aimer Bridgers et pour entrer dans son monde.

Je trouve toujours cet album assez inégal pour être honnête. Tantôt trop longuet, quelques fois légèrement ennuyeux. Je crois que sa proximité avec le travail de Baker me fait nécessairement les comparer et je ne trouve pas la même magie chez Bridgers, et cet avis est donc parfaitement subjectif et biaisé (plus que d’habitude, j’entends). Cela dit, ces quelques lacunes sont couronnées par des titres vraiment fabuleux. Smoke Signals, Motion Sickness, Scott Street et You Missed My Heart m’ont décoché une flèche en plein cœur, elles sont donc présentes dans la playlist. Et peut-être que mon avis global sur son album changera avec le temps… ou non. Je pense aussi sincèrement préférer Phoebe Bridgers dans ses versions live (elle a une voix incroyable pour ne rien gâcher): elle est au chant d’une des versions live de Me & My Dog de boygenius et ce titre est un de mes préférés de tout les temps, sans hésitation. Pour la peine je vous la mets aussi dans la playlist.

Toujours est-il que Bridgers est une incontournable de la scène indépendante et folk, et que vous auriez tort de ne pas essayer. Vraiment. Parce que ça vaut le coup de creuser ce qu’elle fait et de trouver ses pépites, les chansons qui, vous aussi, vous feront chavirer. Je pense m’acheter le vinyle dans tous les cas car c’est typiquement un album que je peux écouter en fond, en fin de soirée, avec des lumières tamisées, des bougies et quelques pensées tristes. Rien que pour Scott Street et son outro, cet album est merveilleux, peu importe ses faiblesses. On est pas au royaume de l’objectivité masculinisante ici, croyez-moi.
Et peut-être que vous aimerez aussi, en entier, et dans ce cas vous serez parties pour une longue ballade douce amère. Et croyez-moi, dans ce cas, ce sera magnifique.

Blood Orange
Negro Swan (2018)

Genres: chillwave, alternative r&b, new wave
Mood: chill, posé, planant

Your skin’s a flag that shines for us all.

J’ai commencé à écouter Blood Orange avec l’album Coastal Grooves, qui était un peu plus dans ma zone de confort (beaucoup de lignes de basse, d’inspiration très très new wave)… Et je me suis dit que j’étais prête pour Negro Swan. Au final, je me suis beaucoup tâtée pour savoir lequel de ces deux albums vous partager. Je me suis dit que si Negro Swan était peut-être un poil moins accessible, il avait une finition et une production que ne possède pas Coastal Grooves.

Il y a des synthé d’inspiration disco et funk, dans un enrobage new wave avec une énorme influence r&b. JE NE SAIS PAS COMMENT MIEUX DÉCRIRE BLOOD ORANGE. J’ai l’impression de voir un artiste alchimiste, qui fait un alliage de genres déjà incroyables séparément, que l’on pourrait penser très (trop) différents, et qui s’en sort malgré avec brio. C’est magnifique et ça ressemble assez peu à quoi que ce soit qu’on ait pu écouter avant.
Blood Orange est le nom du projet de l’américain Devonté Hynes. Et Hynes ne fait pas « que » de la chillwave, c’est un explorateur qui va jusqu’au bout de son idée. Son éclectisme et la richesse de ses influences m’ont fait penser à (l’inégalable) Awaken, My Love ! de Childish Gambino, c’est-à-dire qu’il n’y a pas uniquement qu’une connexion, une porosité entre les genres, il y a quelque chose de véritablement inédit qui en émerge, qui leur sont propres. On est donc devant un travail qui nécessite beaucoup d’écoutes pour en faire le tour – et qui au demeurant semble inépuisable.

Il n’est d’ailleurs pas impossible que je revienne avec du Blood Orange sous le coude, car Hynes est également producteur, et il a chapeauté des mixtapes que j’ai vraiment hâte hâte hâte d’écouter.
Il y a des artistes et des albums que je ne peux décemment pas disséquer track par track pour vous expliquer à quel point c’est génialissime, il faut juste les écouter, vraiment. Je dois dire que dans ce qui était alternative r&b je tournais en rond depuis le révolutionnaire D’Angelo (inégalé lui aussi, et si vous n’écoutez pas D’Angelo pas d’inquiétude je vous en partagerai bien assez tôt). Blood Orange est venue me sortir de mes ruminations, et ce n’était pas trop tôt, clairement.

Jocelyn Brown
Somebody’s Else Guy (1984)

Genres: FUNK !!!, Disco
Mood: Énergique, dansable de ouf en soirée, appréciable de tous et toutes, bonne humeur

Oh! What am I supposed to do baby
When I’m so hooked up on you
Then I realise
Oh I realise
That you are somebody else’s guy

Cette dernière année, en étant avec mon compagnon qui est guitariste de funk (coucou toi !) et en apprenant à jouer de la basse, je suis énormément nourrie par des influences funk, et ce qu’il s’y produisait (et produit toujours !) est gigantesque et richissime. Mon éducation est donc encore très récente à ce sujet, et de fait, je ne connaissais pas Jocelyn Brown.

Et samedi (c’est tout récent !), mon ami JB (mais si, vous savez, il donne des cours collectifs de piano sur Twitch ici) a été pris d’une envie de jouer de la funk en live. Il m’a dit qu’il aurait aimé qu’on joue ensemble le morceau Somebody Else’s Guy de Jocelyn Brown et s’est mis à la jouer. Évidemment, j’ai immédiatement écouté. Et évidemment, j’ai immédiatement aimé.
Cet album est en fait centré sur la track Somebody Else’s Guy avec de (très chouettes) remixes – la version M&M étant ma préférée jusque là. Il y a de quoi faire: la chanson originale fait plus de 6 minutes, et je ne sais pas quoi départir de ce morceau, la voix extrêmement puissante de Jocelyn Brown ou sa ligne de basse incroyable. Je tiens à souligner que la version rap est aussi super satisfaisante !

Outre les quelques remixes de Somebody Else’s Guy, l’album nous offre généreusement des tracks de 7mn et quelques enflammées, de funk et de disco. Je suis super contente d’écouter de la funk de la vieille école qui ne soit pas Earth, Wind & Fire (même si je les adore – et apparemment elle aussi, parce que leur fait une belle référence dans son morceau principal), et qui soit du fait d’une femme ! Elle vient donc enrichir mon répertoire de ce que je veux apprendre absolument à la basse et je deviens totalement accro à ce qu’elle a fait.

GuiltyBeatz (EP collectif)
Different (2020)

Genres: electro, club / house, afro-pop
Mood: énergique, clubbing un peu obscur

Si vous vous intéressez à la scène électro, je vous conseille de garder un oeil sur le producteur ghanéen GuiltyBeatz (Ronald Banful). Cet EP nous fait entre-apercevoir la richesse de la musique électro ghanéenne (mais pas que !) et d’une diversitité d’artistes des milieux du clubbing et de l’afropop: de J. Derobie au nigérian Nonso Amadi, à la neo-soul de Cina Soul, les titres s’enchaînent avec une grande fluidité – et j’ai particulièrement cette dernière dans mon radar. C’est une des forces de l’EP, justement et sobremement intitulé « Different« , qui nous propose une grande palette d’inspirations différentes, puisant tour à tour dans le r&b, de la house plus traditionnelle, et de la soul. Et il nous permet de piocher dans ses nombreuses collaborations pour écouter plus attentivement ce que ses artistes ont à nous proposer.

Il n’y a rien de nouveau dans le fait que l‘afro-pop influence énormément la musique occidentale – et c’est surtout dans les milieux électroniques, qui ont toujours été très polyvalents dans leurs origines, que nous pouvons compter sur le plus gros de son relais. Je suis ravie, car c’était un des (nombreux) angles morts de ma culture musicale, et je compte bien y consacrer plus de temps d’écoute.

FKA Twigs
MAGDALENE (2019)

Genres: electronic, avant-garde, experimental, trip-hop, dream pop
Mood: tristesse abyssale, inquiétude, la force dans le chaos

I am a fallen alien
I never thought you would be the one
To tie me down
But you did
In this age of Satan
I’m searching for a light
To take me home
And guide me out

Je ne connaissais pas FKA Twigs avant cette semaine et quelle immense claque, comme peuvent en témoigner les étiquettes que j’ai maladroitement tenté de lui accoler. Rien ne semblait vraiment convenir et je pense que c’est la marque des grands albums avant-gardistes.
Comment présenter FKA Twigs et son album MAGDALENE ? Je l’ai beaucoup écoutée pendant que je dessinais ces derniers jours et j’ai été déstabilisée à certains moments (je me suis souvent surprise à m’arrêter pour mieux écouter): ses textures de son, le beat-making, ses choix harmoniques ambitieux… je ne saurais pas par où commencer. Et je me demande, alors que je m’intéresse tout particulièrement à la pop avant-garde (ou avant-pop), comment j’ai pu passer à côté de FKA Twigs.

sad day m’a sidérée sur place: on assiste à un morceau qui se déplie devant nous lentement, progressivement, alors que la voix de Barnett nous accompagne obsédante, dans ses questions, dans son intimité, avant que tout n’explose dans une apex parfaite. Mary Magdalene m’a fait furieusement penser à Björk dans ses inspirations et ça ne peut être qu’un compliment. Il y a une telle minutie dans les sonorités, des échos en cascade et un songwriting au service d’une histoire plus grande que nous et aux métaphores étranges.
fallen allien est un titre immense et sinueux qui nous fait voir comme une femme détruite peut réussir à se relever, puissamment, en témoignent les couches et les surcouches de sons qui viennent donner de plus en plus d’épaisseur à l’histoire que FKA Twigs nous raconte. mirrored heart est une ballade lascive et planante.
L’outro de l’album, sorte d’explosion de tristesse et de douceur, agit comme une reconnaissance des blessures qu’en tant que victimes nous nous devons de voir. Parce que tout n’est pas compris dans nos colères titanesques. Il nous faut apprendre à être vulnérables, à nouveau, et à se voir vulnérables.

FKA Twigs réussit ce tour de force en un album, elle raconte l’histoire de tant d’entre nous et nous grâce, par la même occasion, d’un travail magistral.

J’ai fait en sorte d’arranger la playlist pour qu’elle prenne le plus par la main, en mettant ce qu’il y a de plus conventionnel en premiers titres pour aller peu à peu dans des titres plus différents. En ce sens je vous conseille de l’écouter sans shuffle (à moins que vous vous sentiez d’humeur aventureuse). Je vous la remets juste ici. Bonne écoute et à dimanche prochain !

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